Le maître d’œuvre conseille le maître d’ouvrage sur les oublis et les aléas qui apparaissent pendant le chantier et sur leurs conséquences. En marchés privés, les constructeurs supportent la plupart des risques financiers qui en découlent, tandis qu’en marchés publics ces risques reposent davantage sur le maître d’ouvrage.
Comment gérer des travaux imprévus ?

« Le beau, c’est l’imprévu ! »

Si la création architecturale s’accorde assez bien avec cette citation de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard (1931-1989), le chantier s’en accommode quant à lui assez mal. Sur le terrain, l’imprévu est synonyme de surcoûts et de délais supplémentaires qui empoisonnent la marche normale des travaux, faisant peser sur le maître d’oeuvre un risque de responsabilité. Avant d’aller plus loin sur ce chapitre, accordons-nous sur cette définition proposée par Capucine Bernier, avocate : « Les travaux imprévus sont les travaux nécessaires à la solidité de l’ouvrage ou à sa conformité avec sa destination première, mais qui n’ont pas été compris dans le marché d’origine tout en étant indispensables à sa bonne réalisation. » Ils peuvent être dus soit à un manquement des constructeurs – maître d’oeuvre ou entreprise pour un défaut d’études de sol ou de travaux par exemple –,soit à un manquement de la maîtrise d’ouvrage, soit encore à un aléa dont personne n’est responsable.

En cela, ils se distinguent des travaux supplémentaires demandés par le maître d’ouvrage découlant le plus souvent d’une modification du programme.

Que les travaux imprévus lui soient imputables ou non, le maître d’oeuvre ne peut y répondre en faisant l’autruche. Sa situation dépend du cadre contractuel de l’opération. Elle diffère selon qu’il se trouve en marché privé ou en marché public : dans le premier cas, le risque financier lié aux travaux imprévus
repose majoritairement sur les constructeurs ; tandis que, dans le second, ce risque repose davantage sur le maître d’ouvrage (ce dernier pouvant voir les travaux imprévus mis à sa charge).

Autrement dit, le traitement juridique des imprévus et de leurs conséquences – en particulier sur les coûts et les délais – n’est pas le même selon le type de marché considéré.

« Dans le cas d’une intervention sur un bâtiment existant, il est préférable de s’engager dans un marché non forfaitaire. »

Des marchés sans dépassements excessifs

« Les opérations à risques nécessitent de phaser les études en deux temps : le premier pour investiguer et le second pour finaliser les études avant de consulter les entreprises et réaliser les travaux. »

En marché privé, deux situations se présentent au maître d’oeuvre : le marché non forfaitaire (pour les contrats de travaux avec des prix de bordereaux appliqués à des quantités) et le marché à forfait.

« Dans le premier cas, à partir d’une enveloppe financière globale susceptible d’évoluer dans des proportions à définir, le marché autorise une certaine indétermination du prix qui est le résultat des ouvrages effectivement réalisés », souligne Capucine Bernier.

Le principe de ce marché est que le maître d’ouvrage paie la facture présentée à la fin de l’opération prenant en compte les événements survenus pendant le chantier. Ainsi, tout ce qui s’écarte du cadre d’origine, et qui pourrait relever d’une estimation inexacte faite au départ par l’architecte ou d’un aléa non prévisible, ne sera pas nécessairement engageant contractuellement, sauf si le marché prévoit expressément une enveloppe financière que doit respecter le maître d’oeuvre.

La responsabilité du maître d’oeuvre peut tout de même être retenue en cas de dépassement excessif de l’enveloppe financière. La jurisprudence lui impose en effet de respecter le budget du maître d’ouvrage : « La Cour de cassation indique que l’architecte commet une faute lorsqu’il ne prévoit pas l’ensemble des travaux nécessaires à la construction d’un ouvrage dont le coût prévisionnel est déterminé. Il a une responsabilité particulière dans l’établissement du devis d’origine mais également dans son respect », précise l’avocate. La jurisprudence estime donc que le coût définitif ne peut pas être sensiblement supérieur au coût prévisionnel.

Ainsi, si un dépassement de 4 % du prix des travaux peut ne pas suffire à engager la responsabilité du maître d’oeuvre, un dépassement de 40 % du coût prévisionnel peut justifier en revanche que sa responsabilité soit retenue. Toutefois, si le maître d’ouvrage réceptionne un ouvrage amélioré par rapport au projet d’origine et qu’il n’a pas fait du respect de l’enveloppe budgétaire une condition essentielle, le juge estime que le maître d’oeuvre n’a pas manqué à ses obligations. « Cette question de responsabilité du maître d’oeuvre relève de l’appréciation souveraine des tribunaux, mais retenons que l’architecte doit se conformer, autant que possible, au budget initial, y compris dans un marché non forfaitaire », souligne l’avocate.

Attention aux interventions sur existants

En marché privé, les parties s’engagent généralement dans le cadre de marchés à forfait. Le budget est donné à l’avance en fonction d’un coût de construction estimé. C’est dans ce contexte que l’architecte doit sécuriser son contrat. L’article 1793 du Code civil dispose1 que les travaux imprévus sont compris dans le forfait sauf s’il existe un accord écrit de la maîtrise d’ouvrage qui spécifie le contraire. Le risque financier des imprévus repose donc, dans cette hypothèse, sur les constructeurs, sauf à démontrer le bouleversement de l’économie du contrat : « Dans le cas assez exceptionnel de la pénurie actuelle de matériaux qui fait flamber le prix des matières premières, l’architecte qui réalise par exemple un chalet dont le prix du bois a triplé pourrait tenter de démontrer au juge le bouleversement de l’économie du contrat… faisant perdre au marché son caractère forfaitaire », commente Capucine Bernier. Le juge pourrait alors valider le principe d’un surcoût parce que le contrat n’a plus rien à voir avec ce qu’il était à l’origine.

Dans le cas de plus en plus courant d’une intervention sur un bâtiment existant – d’extension ou de surélévation, particulièrement sujette aux imprévus – ,le marché forfaitaire est risqué. « Il est préférable de s’engager sur des prix de bordereaux et des quantités, même si ce n’est pas du goût de la maîtrise d’ouvrage qui veut sécuriser son budget », recommande l’avocate.

Au moins, l’engagement du maître d’oeuvre sur l’enveloppe ne doit pas être fixé trop en amont du processus de conception ou doit admettre des coefficients suffisants pour tenir compte des incertitudes entourant le coût de l’ouvrage au début de la conception. À défaut, l’architecte cherchera à limiter contractuellement l’application de l’article 1793 du Code civil. Précisons que cet article ne s’applique qu’aux marchés à forfait dont le prix est déterminé à l’avance, et non à des marchés avec des clauses de révision du prix (en fonction de différents facteurs) ni à des marchés pour lesquels les travaux sont mal définis à l’origine2.

En matière d’imprévu, les règles sont les mêmes pour les travaux et les études supplémentaires : « Les honoraires de maîtrise d’oeuvre calculés sur le montant des travaux progressent lorsque les travaux augmentent… à condition d’avenanter le marché pour éviter les déconvenues en fin d’opération », recommande l’avocate.

Marchés publics à sujétions non comprises

En marchés publics, le cadre juridique est tout autre : le risque financier des imprévus repose en théorie sur le maître d’ouvrage (l’acheteur public). Tout ce qui sort de l’enveloppe budgétaire d’origine a normalement vocation à être supporté par lui. En droit public, la théorie de l’imprévision est reconnue depuis plus d’un siècle à travers le concept de sujétion imprévue (voir encadré).

Ainsi, l’indemnité qui couvre la quasi-totalité des charges imprévues est due par la maîtrise d’ouvrage aux constructeurs préposé aux travaux supplémentaires, sur le fondement jurisprudentiel, comme sur celui du code de la commande publique qui prévoit que « lorsque survient un événement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l’équilibre du contrat, le contractant qui en poursuit l’exécution a droit à une indemnité (article L 6 du code de la commande publique) ». C’est également visé par le nouveau CCAG-Travaux.

Toutefois, depuis 2010, le conseil d’État3 limite l’étendue de l’indemnité pour le maître d’oeuvre : « La prolongation de la mission du maître d’oeuvre n’est de nature à justifier sa rémunération supplémentaire que si elle a donné lieu à des modifications de programme ou de prestations décidées par le maître d’ouvrage. »

Rappelons que, comme en marché privé, le code de la commande publique distingue le marché au forfait et le marché non forfaitaire (article R 2112-6). Le code précise qu’un marché est conclu à prix révisable dans les cas où les parties sont exposées à des aléas majeurs du fait de l’évolution raisonnablement prévisible des conditions économiques pendant la période d’exécution des prestations.

« Le conseil que l’on peut adresser aux maîtres d’oeuvre, indique Capucine Bernier, est d’essayer de conclure des marchés à prix révisables dans le cas d’interventions sur les existants, sur des terrains à risque géotechnique ou de pollution, etc, en application de l’article R 2112-13 du code (en marchés de travaux comme en marchés d’études).» Les articles L 2194-1 et suivants du code de la commande publique4 prévoient des possibilités de modifier le marché5.

« En marchés publics, poursuit l’avocate, les acheteurs sécurisent les contrats pour que les constructeurs puissent le moins possible aller les chercher sur le terrain des sujétions imprévues dans un environnement juridique moins favorable pour eux. »

Retenons que le droit administratif tend à ce que le contractant constructeur soit indemnisé.

Dans les commentaires qui accompagnent la jurisprudence Babel, le Conseil d’État indique que la rémunération forfaitaire de la maîtrise d’oeuvre est susceptible d’adaptation : soit en cas de modifications du programme décidées par le maître d’ouvrage, soit en cas de prestations non prévues au marché de maîtrise d’oeuvre et non décidées par le maître d’ouvrage si elles ont été indispensables à la réalisation de l’ouvrage selon les règles de l’art, ou si le maître d’oeuvre a été confronté à des sujétions imprévues. Il faut toutefois démontrer l’existence de ces dernières et la cause extérieure. Les marchés publics sont protecteurs des maîtres d’oeuvre… non fautifs ! Il convient néanmoins de rester vigilant sur les engagements pris au titre du respect de l’enveloppe financière, qui sont souvent imposés aux architectes dans les marchés de maîtrise d’oeuvre.

« Attention, les architectes doivent rester vigilants : il est toujours possible de déroger à la théorie de l’imprévision introduite dans le Code civil depuis 2016. »
La force majeure, un concept difficile à manier

 

En marché privé, la force majeure (article 1218 du Code civil) suppose un événement imprévisible, irrésistible et extérieur ; ce sont des cas assez exceptionnels. C’est un concept difficile à manier : même avec le covid 19, les décisions des tribunaux varient pour savoir s’il s’agit d’un cas de force majeure ou pas. La différence avec l’imprévision, c’est qu’avec la force majeure l’exécution du contrat est impossible. Elle empêche les parties de remplir leurs obligations et met un terme au contrat (alors que l’imprévu n’empêche pas de travailler mais nécessite une rémunération supplémentaire). Il faut prouver que l’événement était imprévisible à la conclusion du contrat. La force majeure est à l’appréciation du juge.

 

INFO MAF :

 

Dans le cas assez exceptionnel de la pénurie de matériaux qui fait flamber le prix des matières premières, l’architecte, avec son assureur, peut tenter de démontrer au juge le bouleversement de l’économie du contrat pour faire perdre au marché son caractère forfaitaire.

 

Ludovic Patouret« Le diagnostic le plus coûteux est celui que l’on néglige de faire ! »

« Deux grandes familles d’imprévus impactent les chantiers : ceux qui sont liés au sol (géotechniques, archéologiques, pyrotechniques et de pollution) et ceux qui sont dus aux existants lors des opérations de réhabilitation, rénovation, surélévation, extension, etc, ou tout simplement dus aux avoisinants lors d’opérations d’intégration dans des dents creuses urbaines. Dans ces cas, la question est de savoir si le maître d’ouvrage donne au maître d’oeuvre les moyens de prévoir ce qui est difficilement prévisible ! Dans un contexte où les terrains disponibles et les interventions sur existants sont plutôt à risques, la réponse à cette question est dans les diagnostics techniques6. Réalisés de manière la plus complète possible et avec des moyens aujourd’hui performants (scanner 3D à nuage de points, photo et vidéo par drone, radar de sol, caméra de réseau…), ces diagnostics sont économiques au regard des coûts que leur absence peut générer. Ces investigations nécessitent toutefois de phaser les études en deux temps : le premier pour diagnostiquer le sol, les structures, les réseaux ; le second pour finaliser les études avant de consulter les entreprises et réaliser les travaux. Le temps passé à ce phasage est moins coûteux que celui que l’on perd à rattraper l’absence de reconnaissance approfondie du site. Attention aux maîtres d’ouvrage qui économisent sur les diagnostics ! Les plus coûteux sont ceux que l’on aurait dû faire : le défaut de géométrie d’un bâtiment à rénover, la présence d’une bombe ou de vestiges gallo-romains non détectés se révèlent par exemple particulièrement coûteux à gérer en cours de chantier. Attention également au défaut de diagnostic qui met en danger la sécurité des personnes : le maître d’oeuvre doit alerter le maître d’ouvrage et, en l’absence de réponse, écrire au maire ou au procureur de la République. »

Ludovic Patouret, expert construction et dirigeant de Gecamex

 

La théorie de l’imprévision dans le Code civil

 

En droit privé, la jurisprudence a longtemps considéré qu’il y avait une force obligatoire des contrats : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites », selon l’article 1134 du Code civil. Ainsi, jusqu’à récemment, la jurisprudence n’admettait pas que l’on modifie les contrats en raison de circonstances imprévisibles pour les parties. Dans le cas d’un chalet dont le coût avait triplé du fait de l’augmentation du prix du bois, les constructeurs étaient tenus au forfait et au prix contractualisé (en l’absence de clause de révision du prix). Depuis octobre 2016, l’article 1195 du code civil7 prévoit qu’à la suite d’un changement de circonstances imprévisibles le contrat peut être renégocié, à l’amiable ou en faisant appel au juge. Autrement dit, le prix de construction et les études peuvent désormais être renégociés en cas d’imprévus.

Toutefois, cette « théorie de l’imprévision » introduite dans le code n’étant pas d’ordre public, il est toujours possible d’y déroger : les maîtres d’oeuvre doivent donc rester vigilants et regarder si une renonciation à appliquer l’article 1195 n’a pas été introduite dans leur contrat.

Nous avons peu de retours de jurisprudence sur la manière dont ce récent article sera interprété par les juges pour les marchés à forfait… et les marchés non forfaitaires. Retenons que cette théorie ne fonctionne pas automatiquement si l’imprévu résulte d’un défaut d’études techniques (étude de sol, de structure, etc.).
En droit public, la théorie de l’imprévision est reconnue depuis plus d’un siècle à travers le concept de la sujétion imprévue, qui se définit comme une difficulté matérielle que l’on rencontre lors de l’exécution d’un marché et qui présente un caractère exceptionnel et imprévisible au moment de la conclusion du contrat… et dont la clause est extérieure aux parties.

 

Pour en savoir plus

 

  • La Boîte à outils chantiers de la MAF, chapitre 10 « Travaux modificatifs » en suivant ce lien ou en version papier p.214.
  • Le Guide professionnel « travaux de bâtiment » de l’OGBTP - architecte entrepreneur mode d’emploi 2021- VI - Le déroulement du chantier gestion financière du chantier - Les modifications du marché en cours de travaux », p. 166-170.
  • Norme NF P 03-001 - Marchés privés - Cahiers types - Cahier des clauses administratives générales applicables aux travaux de bâtiment faisant
  • l’objet de marchés privés, voir notamment : « 10.3.1.3 Modification de travaux et travaux imprévus », p.36 ; et « 11 Modifications aux travaux », p. 37.
  • Les contrat-types de l’Ordre des architectes.
  • Les CCAG-Maîtrise d’oeuvre 2021 et CCAG-Travaux 2021.

 

1. Lorsqu’un architecte ou un entrepreneur s’est chargé de la construction à forfait d’un bâtiment, d’après un plan arrêté et convenu avec le propriétaire du sol, il ne peut demander aucune augmentation de prix, ni sous le prétexte de l’augmentation de la main-d’oeuvre ou des matériaux, ni sous celui de changements ou d’augmentations faits sur ce plan, si ces changements ou augmentations n’ont pas été autorisés par écrit, et que le prix a été convenu avec le propriétaire.

2. Ne peut être qualifié comme marché à forfait la convention selon laquelle un entrepreneur a été chargé de travaux de rénovation et de transformation d’un immeuble alors qu’aucun document sérieux n’avait été préparé, que le devis établi avait été très imprécis et que les plans n’avaient aucun caractère contractuel. Même solution lorsque les conditions d’exécution des travaux, les délais, les obligations des entreprises, la masse des travaux ainsi que les conditions de règlement sont mal définis.

3. Arrêt Babel en suivant ce lien.

4. Article L 2194-3 : « Les prestations supplémentaires ou modificatives demandées par l’acheteur au titulaire d’un marché public de travaux qui sont nécessaires au bon achèvement de l’ouvrage et ont une incidence financière sur le marché public font l’objet d’une contrepartie permettant une juste rémunération du titulaire du contrat. »

5. Un marché peut être modifié sans nouvelle procédure de mise en concurrence dans les conditions prévues par voie réglementaire, lorsque : 3° Les modifications sont rendues nécessaires par des circonstances imprévues.

6. Les diagnostics : études de sol ; amiante ; gaz ; archéologie, plomb dans les peintures, plomb dans l’eau potable ; structure bois (insectes xylophages, champignons, etc.), béton, acier, etc. ; réseaux, dont ceux des concessionnaires ; risques naturels (glissement de terrain, inondation, argiles gonflantes…) ; etc.

7. Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation (…).

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