La portée de la loi sur la maîtrise d’ouvrage publique à laquelle les architectes sont attachés tend à diminuer. L’indépendance de la maîtrise d’oeuvre et le séquençage de l’opération sont notamment remis en question.
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L’histoire récente des architectes dans les marchés publics n’est pas un long fleuve tranquille. Depuis le début des années 1980, ils se battent pour que les règles qui encadrent ces marchés garantissent une création architecturale de qualité que la loi de 1977 sur l’architecture a qualifiée d’«intérêt public». Fer de lance de cette qualité, la loi sur la maîtrise d’ouvrage publique (MOP1) entre en vigueur en 1985. Elle devient rapidement la pierre angulaire de la construction des bâtiments publics. Son élaboration se fait dans les années 1982-1983 pendant l’acte 1 de la décentralisation au moment où la France prépare l’autonomie territoriale et le retrait de la tutelle de l’État. L’État jacobins’inquiète toutefois de cette évolution et souhaite encadrer la pratique de la maîtrise d’ouvrage publique.

En 1982, le Premier ministre, Pierre Mauroy, confie à Jean Millier, président de la mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques (MIQCP), une mission d'études et de propositions sur les finalités et les modalités de la réglementation concernant la commande publique d'ingénierie et d'architecture. Jean Millier formule trois remarques principales sur le système antérieur à la loi MOP : 

  • La maîtrise d’ouvrage publique est mal définie : il faut donner un statut aux maîtres d’ouvrage publics.
  • La maîtrise d’ouvrage publique est inutilement divisée et peu opérationnelle – le directeur d’investissement (finances) et le conducteur d’opération (technique) ne dialoguent pas bien entre eux : elle doit avoir un corps unique.
  • La maîtrise d’ouvrage publique reporte trop ses responsabilités sur d’autres acteurs : elle ne doit pas déléguer ses missions. Concernant ce dernier point, les parlementaires n’iront pas jusqu’à interdire toute délégation ; ils reconnaissent cependant que la maîtrise d’ouvrage demeure responsable du programme et de l’enveloppe financière de l’opération.

« La délégation est le vilain défaut des acteurs publics, qui y recourent trop souvent pour se déresponsabiliser », remarque Olivier Caron, avocat spécialiste des marchés publics. Le législateur va donc cadrer les missions de programmation – objectifs, besoins et contraintes – et de budgétisation avant la phase d’avant-projet. « L’idée retenue est que le maître d’oeuvre ne doit pas intervenir trop tôt dans le processus d’élaboration pour que le maître d’ouvrage soit “en responsabilité” sur son coeur de métier. C’est le fondement de la loi MOP. Elle est également conçue pour protéger le maître d’ouvrage public », rappelle l’avocat. 

La loi MOP donne un statut au maître d’ouvrage public pour le responsabiliser : le maître d’ouvrage est responsable de l’ouvrage (titre I de la loi). C’est à lui qu’il appartient de s’assurer de la faisabilité et de l’opportunité de l’opération. 
La loi cadre aussi la mission du maître d’oeuvre (titre II) : ce dernier apporte une réponse architecturale, tech-nique et économique au programme. Points importants : les missions de maîtrise d’oeuvre et d’entrepreneur sont dissociées ; la loi fixe une mission de base pour les ouvrages de bâtiment ; elle énumère les éléments de mission de la maîtrise d’oeuvre – ESQ/AVP/PRO/ACT/EXE–VISA/DET/OPC/OPR – et instaure un séquencement de l’opération (article 7). L’article 9 établit la règle de la rémunération forfaitaire contractuelle et ses modalités de calcul en fonction de l'étendue de la mission, de son degré de complexité et du coût prévisionnel des travaux. Huit ans après la promulgation de la loi, le décret n° 93-1268 du 29 novembre 1993 institue les missions détaillées et les conditions de rémunération des maîtres d’oeuvre. Quant à l’entreprise, son rôle se borne à exécuter les travaux. 

La règle d’or de la loi MOP dispose que la construction publique est réalisée par trois acteurs : le maître d’ouvrage, le maître d’oeuvre et l’entreprise. Chacun remplit son rôle de façon indépendante. Les régimes d’incompatibilité sont fixés par la loi : on ne peut pas être maître d’ouvrage public et maître d’oeuvre privé ; pas plus que maître d’oeuvre privé et entrepreneur. « Et l’on évite le mélange des genres… », insiste Olivier Caron. Mais cela ne répond pas à toutes les situations rencontrées dans les marchés publics. Il y a donc une exception phare : le marché de conception-réalisation inscrit dans la loi et dans lequel le législateur marie le maître d’oeuvre et l’entrepreneur pour des motifs techniques. Dès 1993, lorsqu’il s’agit de faire passer rapidement un projet complexe dans un contexte politique fort, le législateur prévoit de recourir à la conception-réalisation. « Il s’agit de créer une boîte dans laquelle l’acteur public groupe les constructeurs et les laisse gérer la technique, les coûts et les délais », simplifie Olivier Caron. Cela se traduit par la loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure pour la gendarmerie (LOPSI), puis par d’autres lois de ce type3. Ce sont des lois à durée déterminée pour réaliser une série de programmes dans un délai fixé à l’avance. « En réalité, résume l’avocat, c’est de l’exceptionnel qui se reproduit de plus en plus... »

En 2015, le code des marchés publics est abrogé et remplacé par une ordonnance et un décret d’application. L’objectif est d’intégrer le droit communautaire, sachant notamment que les autres pays de l’Union européenne fonctionnent sans loi sur la maîtrise d’ouvrage publique (cette notion n’existe pas ailleurs en Europe). Une problématique fait débat : a-t-on encore besoin d’une loi MOP en France ? Les marchés globaux qui remettent en question le rôle des maîtres d’oeuvre font leur entrée en force dans la commande publique et, avec eux, les contrats de partenariat avec leur message clé : « Financement, conception, construction, exploitation…

L’opérateur s’occupe de  tout. » Dans le même temps, le séquencement des missions de maîtrise d’oeuvre de la loi MOP est peu à peu remis en question notamment par la pratique des outils numériques collaboratifs (Building Information Model). Les pouvoirs publics s’interrogent ; ce séquencement a-t-il encore du sens : 

  • alors que l’on cherche à associer l’entreprise très en amont du processus de conception ; 
  • alors que l’on recourt désormais aux nouvelles technologies collaboratives du numérique ; 
  • alors que l’on veut raisonner en coût global en associant les coûts d’investissement et d’exploitation ; 
  • alors que l’on veut raisonner en performance énergétique sur toute la vie du bâtiment ; 

Aucune référence à la loi MOP n’est faite dans la partie législative de l’ordonnance du 23 juillet 2015. Celle-ci consacre les marchés globaux sans réflexion sur la place de la maîtrise d’oeuvre. S’en suit naturellement un débat sur le maintien de la loi MOP. « Les marchés globaux vont à contre-courant du grand principe de l’allotissement des marchés publics, dans lequel la mise en concurrence est la plus large possible en associant les entreprises locales et les PME », remarque Olivier Caron. Avec les contrats globaux, les maîtres d’ouvrage publics n’ont plus besoin d’allotir. « De plus, ajoute Olivier Caron, on ne sait plus très bien qui fait quoi ! Le maître d’oeuvre et l’entreprise arrivent en même temps sur l’opération ; ils n’ont pas le même poids économique et se présentent dans un rapport de force plutôt défavorable au maître d’oeuvre. » 

En 2016, les architectes contre attaquent avec la loi LCAP4. Deux articles fondamentaux retournent partiellement la situation avec l’obligation légale d’identifier l’équipe de maîtrise d’oeuvre chargée de la conception de l’ouvrage et du suivi de sa réalisation ; et l’obligation pour la construction d’ouvrages de bâtiment de définir la mission de maîtrise d’oeuvre par référence aux éléments définis à l’article 7 de la loi MOP. Ce dernier point remet la loi MOP au-devant de la scène, au niveau législatif, alors qu’elle était menacée de disparaître. Un décret5 adapte les missions de maîtrise d’oeuvre aux marchés publics globaux. 


Mais c’est sans compter sur l’offensive des organismes de logements sociaux. En 2018, ceux-ci sont dispensés de l’application du titre II de la loi MOP grâce à la loi ELAN6 : disparition de la mission de base, du concours, des éléments de mission, du séquençage, etc. (ainsi que pour les logements étudiants CROUS jusqu’à fin 2021). « Rappelons que le différend avec le logement social a commencé dès 1988, les OPH et SA HLM estimant qu’il n’y avait pas de raison qu’on leur fixe des règles plus contraignantes que dans le secteur privé : le locatif autre que le locatif aidé est donc sorti de la loi MOP au motif que ces logements sont mis sur le marché concurrentiel », se souvient Olivier Caron.

 

Codification et mise en perspective

Publié le 5 décembre 2018, le Code de la commande publique (CCP) entre en vigueur le 1er avril 2019. C’est une codification à droit constant en quatre parties. Toutefois, le code anticipe quelques évolutions possibles pour faciliter l’éventuelle adaptation ultérieure de certaines règles. La 2e partie comporte les dispositions correspondant à la loi MOP (livre IV). « Le maître d’ouvrage public a un pouvoir de direction et de contrôle de l’opération. Et ce pouvoir le renvoie à une responsabilité qui va à contre-courant de sa recherche permanente de déresponsabilisation », commente Olivier Caron. « Ce qui est nouveau dans ce code, poursuit l’avocat, c’est que l’on a fait une vraie place aux acteurs satellites de la maîtrise d’ouvrage. » Les assistants à la maîtrise d’ouvrage (AMO), qui accompagnent le maître d’ouvrage dans la maîtrise du budget, du programme, du montage juridique..., sont désormais reconnus. Le conducteur d’opération prend, quant à lui, la responsabilité technique, administrative et financière de l’opération. Il est en quelque sorte un maître d’ouvrage délégué sans pouvoir de décision, la décision restant chez le maître d’ouvrage. 


On retrouve bien sûr les marchés globaux dans le code (art. L2171-17) et l’obligation de concours (art. L2172-1) dont les organismes d’HLM et les CROUS restent dispensés (art. R2172-2). De petites nuances sont introduites qui sont les prémices d’évolutions futures. Ainsi, la réponse apportée par la maîtrise d’oeuvre est désormais « globale » : il n’est donc plus indispensable d’allotir les marchés de maîtrise d’oeuvre. Par ailleurs, les missions de maîtrise d’oeuvre sont rétrogradées de la partie législative à la partie réglementaire. Le processus itératif et progressif dans la précision des études, cher aux architectes (définition des échelles des plans notamment), disparaît de la partie législative. « Cela signifie qu’il sera plus facile de faire bouger les choses à l’avenir lorsque les maîtres d’ouvrage publics se sentiront trop bridés par le séquençage et les éléments de mission imposés par la loi MOP. En effet, poursuit l’avocat, le numérique collaboratif (BIM) stimule l’expérimentation de nouvelles manières de pratiquer l’élaboration du projet… Si à l’avenir de nouveaux processus d’élaboration des projets s’avèrent performants, il sera facile de modifier le CCP. »


De quoi peut être fait cet avenir ? « Dès qu’il voudra aller vite et maîtriser les coûts, le politique produira une loi spéciale pour déroger aux règles classiques de la loi MOP », estime Olivier Caron.
 
 

1. Loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d'ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d'oeuvre privée, dite « loi MOP ».
2. Le jacobinisme est une doctrine politique qui défend la souveraineté populaire et l'indivisibilité de la République française.
3. Marchés de conception-réalisation sectoriels : 2002 – LOPSI (gendarmeries), LOPJ (centres pénitentiaires) ; 2003 –MAF Informations | Juin 2020 | n° 98 maîtrise de l’immigration (centres de rétention), ord. santé (établissements hospitaliers) ; 2004 – ord. contrats de partenariat ; 2009 – mobilisation pour le logement et lutte contre l’exclusion (logements sociaux). 
4. Loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine. 
5. Décret n° 2017-842 du 5 mai 2017 portant adaptation des missions de maîtrise d’oeuvre aux marchés publics globaux. 
6. Loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique. 
7. Marchés de conception-réalisation (L2171-2) ; marchés globaux de performance (L2171-3) ; marchés sectoriels (L2171-4 à 6) ; identification et mission de la maîtrise d’oeuvre dans les marchés globaux (L2171-7).